Une nuit Ordinaire, par J.D. Dodin
J'ai écrit ça il y a longtemps (1990), et je l'ai publié à l'époque je ne sais plus où (je le préciserai si je le retrouve) :-)
Deux mètres cinquante, deux mètres quarante, deux mètres au sondeur, il est temps de virer de bord. Il est vingt heures, le vingt et un juillet mille neuf cent quatre vingt dix, j'arrive bâbord amure sur la plage de Carnon.
Quelques instants plus tard, virement effectué impeccablement, je m'installe confortablement au rappel. Devant moi la plage est déserte, à cette heure les fenêtres commencent à s'allumer et chacun s'installe, qui devant son repas, qui devant la télé. Même les mouettes vont se coucher et le seul bruit est le clapotis de l'étrave du bateau fendant la mer.
Le soleil rasant de cette fin d'après-midi rend l'instant un peu magique. Sous pilote, grand voile haute, génois, gîte de quinze degrés par ce petit vent de sud-ouest de force 2, Karukera est pour moi le plus beau bateau du monde.
Bercé par le léger tangage, je me laisse aller à la rêverie. Je revois toute ma journée depuis le départ de Carro à quatre heures ce matin. La traversée d'un Golfe de Fos tout rouge dans la lueur du soleil levant, les pétroliers majestueux croisant ma route, les bancs de poissons écumant la surface de l'eau comme quelque monstre marin sur le point de faire surface, la Cardinale Est puis la cardinale sud du Rhône enfin ralliée vers midi après une longue matinée de calme plat.
Il a fallu ensuite longer toute la côte de Camargue dans le bruit des engins de chantier amenant d'énormes blocs de pierre pour construire les enrochements des épis, sous les yeux de centaines de campeurs et des pécheurs de coquillages.
Karukera est un FUN homologué en cinquième catégorie, je ne pouvais donc pas m'éloigner de l'abri de la côte que je longeais en suivant la sonde des quatre mètres.
Pourtant après avoir passé les phares de Faraman et de Beauduc je coupais le golfe de Sainte Marie de la mer, mon cap au près me menant au ras du phare de l'Espiguette, droit sur Carnon où je viens donc d'effectuer mon premier virement de bord de la journée.
Ma destination est Port La Nouvelle puis La Nautique près de Narbonne où se trouve mon port d'attache, les vacances dans les calanques de Marseille sont terminées.
Le vent, inexistant dans la matinée, s'est levé au sud dans la journée et a suivi le soleil au sud-ouest, je n'ai donc pas cherché à faire du cap, d’abord pour ne pas trop m'éloigner de la côte, puis pour "toucher" la brise de terre qui ne manque pas de remplacer la brise de mer dès la tombée du jour. Je compte être à La Nouvelle au lever du jour prochain.
Pour l'instant le vent est toujours sud-ouest faible et je suis donc obligé de tirer des bords vers Sète. J'attends avec impatience l'allumage des phares qui d'ordinaire jalonnent cette côte que je connais bien pour l'avoir faite souvent, à pied, à cheval, en voiture... ou en bateau.
Palavas passé, un virement m'amène devant Maguelonne vers neuf heures. Par ce petit temps régulier avec à peine un peu de clapot, Karukéra se laisse mener par le bout du nez par son pilote électrique. Les virements de bord se limitent à une rotation de 90° du compas du pilote suivie d'un changement de côté du génois. Il n'est nul besoin de manoeuvrer la grand voile qui n'est pas souquée, chercher à faire du cap sous pilote étant sans espoir.
La facilité avec laquelle le FUN vire me ramène un souvenir ému de mes démêlés passés avec un Hobie cat 14.
En attendant, le soleil s'est caché et la nuit commence à tomber. Un feu brûle sur la plage devant lequel s'agitent des silhouettes de vagabonds ou de campeurs, mais de phares point.
La lune est nouvelle et du coup dans les bords qui l'amènent au large Karukéra fonce dans le noir.
Le spectacle est fantastique. La nuit devient peu à peu très noire, mais au ciel les étoiles brillent majestueusement. Je reconnais la Grande Ourse et l'Etoile du Berger (la Polaire). C'est à peu près tout ce que je connais comme constellation...
Le spectacle est grandiose et je me sens payé de ma peine. J'ai un peu l'impression d'être dans une cathédrale avec le ciel pour plafond et les étoiles pour fresque.
Le long de l'étrave, les embruns sont phosphorescents et je m'use les yeux à scruter la nuit devant moi ; il n'est pas rare qu'un pécheur au moteur s'endorme dans une barque à l'ancre et si elle se trouvait sur ma route le choc serait inévitable.
Zip. Un éclair blanc raye l'eau et s'éloigne en zigzaguant à tribord. Puis un autre et encore un autre. Je ne me lasse pas de contempler ce feu d'artifice que la mer tire pour moi seul. Il me faut quelques minutes pour comprendre que je dois déranger quelque gros poisson et que c'est la phosphorescence de son sillage qui se donne en spectacle.
Toujours aucun phare. Je n'aime pas perdre la terre de vue, surtout la nuit et j'effectue un nouveau virement. Normalement je devrais apercevoir bientôt Frontignan, ses raffineries et les feux de la jetée d'entrée du port mais, de nuit, au louvoyage et de surcroît sous pilote, l'estime est difficile à tenir et je sais que Frontignan est très près de Sète.
Si les bords vers le large me font craindre une collision avec un autre bateau, ceux en direction de la terre ne sont pas plus tranquilles. Le sondeur m'évitera de m'échouer sur la plage, mais il y a des épis rocheux tout le long de la côte qui sont autant de naufrageurs potentiels.
Il fait maintenant nuit noire et j'éclaire par moment vers l'avant avec une lampe torche à ampoule halogène qui porte à plus de cent mètres mais je ne vois rien, même pas l'herbe qui verdoie ni la route qui poudroie...
Je commence à être fatigué. J'ai avalé rapidement une boite de conserve devant Carnon mais la veille constante est usante pour les nerfs. Comme vous l'avez deviné je suis seul sur le bateau et ne peux donc espérer aucune relève. Peu s'en faudrait que je me prenne pour Kersauson ou Jeantot si l'odeur des pins ne me ramenait dans notre midi.
Ce n'est que vers dix heures trente que j'atteins enfin les feux de Frontignan. Je commence à distinguer les lumières de Sète, mais toujours pas le phare principal qui a pourtant une portée théorique de 29 miles. Un cargo tout illuminé finit de charger dans l'avant port, de nombreux feux s'égrènent vers le large. A cette distance ils sont tous blancs et ne correspondent à rien de ce qui se trouve sur la carte. Il faut savoir que Sète se protège de la mer par un brise lames parallèle à la côte de plus d'un demi-mile de long. Ce brise lames est signalé par un feu à chaque extrémité, mais il reste très dangereux, le ressac qui s'y produit, même par temps calme, en faisant autant un brise bateaux qu'un brise lames.
Parmi tous les feux, quel est celui du phare principal ? Ils apparaissent, disparaissent, à un rythme imprévisible. Au large, à la limite de visibilité de la côte je vire à nouveau pour ne pas la perdre de vue. Certains feux sont à bâbord, d'autres à tribord, je fonce vers le brise lames. La tension commence à monter sur Karukéra.
Je prends un Mars pour me remonter un peu. Pendant que je mastique, un drôle de bruit se produit dans ma bouche et je crache une dent. Heureusement ce n'est qu'une couronne qui vient de me lâcher. Elle a bien choisi son moment !
Le cargo est maintenant sur tribord. Ses lumières s'éteignent, il a dû finir de charger. Du coup un de mes principaux repères vient de disparaître. Il va falloir que je vire à nouveau.
Ce virement de bord est curieux, j'ai tourné de plus de 180° avant de retrouver le vent et je reviens sur mes pas ! Zut, le vent a tourné en même temps que moi. Nouveau virement, il est plus de minuit et le vent tombe. Les voiles battent au gré du faible roulis, j'ai grand mal à ne pas m'endormir au fond du cockpit.
Insensiblement, le courant de surface créé par toute une journée de brise marine me dépale vers la côte et le brise lames. Je n'aime pas ça. Je ne sais plus trop où je suis, j'ai froid, j'ai sommeil mais je n'ose pas dormir. Je me blottis au fond du cockpit et mes yeux se lèvent vers un ciel d'un noir de jais.
Depuis que je suis en vue de Sète, je n'ai guère eu le loisir de scruter les étoiles. Le temps de m'accoutumer à l'obscurité profonde je dois me rendre à l'évidence : elles ont disparu. L'atmosphère est lourde, électrique. Merde ! Un orage !
Je me revois soudain il y a à peine une semaine, lors du voyage aller, devant Frontignan, sous un déluge de pluie et de grêle, le bateau à l'ancre dansant comme un fou sous le grain qui faisait vibrer ses haubans.
Ma situation devient grave. Je suis encalminé à quelques brasses d'un brise lames, toutes voiles hautes et l'épée de Damoclès d'un grain au-dessus de la tête.
Quelques minutes plus tard, le génois est ferlé sur le pont, j'ai capelé mon gilet de sauvetage et mon harnais de sécurité est fixé au centre du bateau. Il fait de plus en plus lourd. J'ai froid mais je transpire. Le sondeur ne trouve pas le fond, il n'est pas question de mouiller. Je commence à avoir peur. Je prends deux ris dans la grand voile.
Deux heures du matin, le vent n'est toujours pas venu. Je grelotte. La houle s'allonge, l'orage n'est peut être pas loin, j'ai l'impression d'attendre le dragon et de sentir déjà son haleine.
Je somnole tant bien que mal dans le cockpit quand je sens une présence par-dessus mon épaule. Je me retourne et j'aperçois à une encablure à bâbord deux cargos qui foncent sur moi.
Deux cargos ! Je panique. Ils ne pourront jamais m'éviter. Mes feux sont allumés normalement mais sont si bas sur l'eau qu'ils ne les verront sûrement pas. Les châteaux des cargos sont illuminés et je distingue mal leurs feux de route, mais je vois au moins un feu vert. Vert sur rouge, ce n'est pas bon. Je saute sur le hors bord qui, heureusement, démarre aussitôt. Mais où aller? Les cargos se rapprochent au moins à 15 noeuds, pourvu qu'ils m'aient vu !
La distance diminue pendant que j'hésite sur la conduite à tenir. Soudain je réalise qu'il n'y a pas deux cargos mais un seul et que les feux sont ceux de son château avant et de son château arrière séparés par plus de cent mètres d'obscurité, le pont étant au ras de l'eau. Il s'agit tout simplement du cargo qui m'a guidé en début de nuit et qui vient d'appareiller. Du coup il ne vient plus sur moi et je le vois défiler à un jet de pierre. Le spectacle est splendide, mais ma frayeur est trop proche pour que je puisse pleinement l'apprécier.
Trop c'est trop. Dans l'axe du sillage du cargo clignote un feu rouge, c'est celui de l'extrémité Nord Est du brise lames. Je mets les gaz. Je jette l'éponge et je rentre à Sète au moteur.
Ce n'est qu'arrivé dans l'avant port de Sète que je verrais enfin le phare sorti de la brume qui le masquait. Un quart d'heure après j'étais amarré au ponton d'accueil du Yachting Club de Sète. Quelques secondes après, je dormais, il était trois heures trente du matin.
Hé, du bateau ! Vous n'avez pas éteint vos feux ! C'est le gardien du port, le jour est levé et je viens de me réveiller, il est six heures trente. A sept heures je serais devant Sète, ballotté par la houle dans le calme plat. Le vent de terre ne s'est jamais levé, l'orage n'est pas venu, le soleil est là à nouveau et la sieste m'attend. Le soir je serais à La Nouvelle.
Je ne suis pas près d'oublier cette nuit de plaisir et d'angoisse, enjolivée par la fatigue et une imagination fertile. Il n'est pas nécessaire d'aller loin pour trouver l'aventure. Notez que sans sondeur ni moteur ou avec des feux défectueux, si l'orage était venu ou si la veille avait été moins bonne sur la passerelle du cargo, l'aventure aurais pu tourner très mal. Les feux qui m'avaient tant troublé pendant la nuit était ceux d'un autre cargo ancré au ras du brise lames et que l'obscurité de la nuit ne m'avait pas permis de distinguer. Le bon état de mon bateau, une certaine expérience de la mer m'ont permis tant bien que mal de tenir en laisse mon imagination et de toujours trouver une solution à mes problèmes.
Bon quart et bon vent !